Nouvelles d’été – Question de timing par Marie Vareille

Cet été, la #TeamRomCom a écrit des nouvelles sur le thème de la rencontre estivale pour Elle.fr
On les a toutes réunies sur le blog!

Marie Vareille – Question de timing

"Question de timing" : la nouvelle inédite de Marie VareilleElle se marie dans une semaine, la culpabilité la ralentit. Chaque pas est une petite trahison. Elle écoute le crissement des cigales dans les buissons et du sable sous ses sandales. Elle a mis la même robe corail que la dernière fois qu’elle l’a vu, huit ans plus tôt. Ils ne savaient même pas alors qu’il existait une couleur nommée « corail ».

Avant, elle avait eu quelques griffures au cœur, de celles qui s’effacent en moins d’une saison. Mais lui, son cœur, il l’avait fait éclater en millions de petits débris, comme un ballon à l’hélium trop gonflé. Il l’avait consumé jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un tas de cendres à disperser aux quatre vents. Et c’est pour ça qu’elle est venue. Malgré la culpabilité qu’elle traîne comme une valise à roulettes enlisée dans le sable, malgré la robe blanche qui attend dans sa housse le chœur des cloches et l’approbation du maire. Parce qu’on n’a pas dix amours dans une vie et que longtemps, il avait été le garçon qu’elle préférait au monde.

Elle avait dix-sept ans, lui, dix-huit. Elle avait décidé qu’elle ne se marierait jamais. Elle vivrait libre, entourée de livres et de mots sur le papier. L’amour n’était que déception, chagrin et trahison. Sa mère le lui disait souvent depuis que son père avait quitté la maison.

Elle lisait allongée sur le ventre, les doigts de pieds enfoncés dans le sable brûlant. C’était il y a des siècles, pourtant des détails insignifiants lui reviennent avec précision : le désespoir d’un enfant devant un château de sable qui s’écroule ; le slogan d’un vendeur de beignets ; la sensation sur son dos des rayons qui brûlaient sa peau irritée par le sable. Pour parer le coup de soleil, elle avait voulu se retourner. Elle s’était relevée sur les coudes pile au mauvais moment. La balle de volley qui aurait seulement dû l’effleurer l’avait heurtée de plein fouet.

La vie est une question de timing. L’amour aussi. Aujourd’hui, elle ne sort plus sans écran total.

Il était arrivé aussi vite que son ballon et l’air bien plus désolé. En même temps, ils avaient retiré leurs lunettes de soleil ; un coup de foudre traverse difficilement les verres homologués d’une paire de Ray-Ban. Elle avait oublié qu’elle détestait le sport et tout particulièrement le volley. Il avait oublié qu’il aurait dû trouver prétentieuse cette fille qui lisait Rimbaud sur la plage. Elle avait entendu le battement de son cœur résonner comme un caisson de basses. Il avait suffi d’un ballon et d’une poignée de sable aux yeux pour qu’elle oublie tout ce que sa mère lui avait appris.

Pour se faire pardonner la joue douloureuse, il lui avait acheté un beignet fourré à l’huile et au Nutella. Il y avait eu un échange de numéros de téléphone sur Nokia 3310, des soirées remplies d’airs de guitare, des regards furtifs où se reflétaient les flammes d’un feu sur la plage, et tout à coup, une avalanche de premières fois. Premiers textos pour première balade sur un scooter déglingué, qui dans leurs yeux d’adolescents avait le prestige d’une Maserati. Premier baiser au goût de sel et de bière, les pieds dans les vagues. Première nuit d’amour en plein milieu de l’après-midi, dont elle enjoliverait le souvenir au fur et à mesure des années. Premiers regards inquiets de sa mère : « C’est un amour de vacances, tu es trop jeune, ça ne durera pas. »

L’amour de vacances avait duré cinq ans. Pour se payer quelques mètres carrés près de chez lui, elle avait pris un job de caissière, vingt heures par semaine. Pour lui, elle avait tout quitté : sa mère, sa ville natale et ses rêves de littérature. Mais c’était sans importance, puisque sous les tables des bibliothèques où ils étudiaient, dans les cinémas et sous l’oreiller de sa chambre de bonne, il serrait sa main dans la sienne.

Cinq ans. À peine le temps pour la routine de s’infiltrer dans les murs, de quelques disputes sur les tours de poubelle et de vaisselle, de réconciliations sous une couette Ikea. Le temps de commencer à se chamailler au sujet du prénom de leurs futurs enfants tout en se jurant croix de bois, croix de fer, qu’ils ne se marieraient jamais. Ils n’allaient pas, quand même, être aussi cons que leurs parents.

Elle s’arrête, la gorge douloureuse du bonheur parfait devenu tas informe de souvenirs brumeux. Elle hésite. Il y a treize ans, elle se prenait un ballon sur la tête, il y a huit ans, c’est tout le ciel qui s’était effondré sur elle. Ce rendez-vous après toutes ces années, là où ils s’étaient vus pour la dernière fois, dans cette robe qu’il aimait tant lui enlever, n’était-ce pas une terrible erreur ? Le risque inutile de rallumer quelque chose qu’elle avait mis tant d’années à éteindre ? Elle se répète qu’elle en aime un autre désormais, un autre qui ne la quittera pas. Forte de cette conviction qu’elle brandit comme une excuse, elle retire ses sandales et poursuit son chemin. Elle sent sous ses pieds nus le sable et les aiguilles des pins chauffés au soleil, comme l’été de ses dix-sept ans. Elle tourne dans la troisième allée. Il est là. Exactement au même endroit qu’il y a huit ans. Elle retire ses lunettes de soleil. Il n’a pas changé. Elle reste plantée dans le sable, comme frappée par la foudre. Huit ans et rien de nouveau sous le soleil : il apparaît et elle se transforme en paratonnerre.

Elle aimerait qu’il sourie de voir qu’elle marche toujours pieds nus l’été, qu’il rompe le silence en premier. Elle repense aux fleurs qu’il lui ramenait tous les vendredis en rentrant du volley. Tu en connais beaucoup, Maman, des mecs qui continuent de t’acheter des fleurs après les six premiers mois ? Et sa mère enfin conquise qui souriait, l’inquiétude des débuts envolée.

Huit ans. Et elle a passé le trajet à imaginer leur conversation :

− Toi ? Vraiment ? Et tous tes discours anti-mariage, alors ?

− C’était il y a longtemps. J’ai changé. J’ai trente ans.

− Et alors ? On n’est pas obligé de vieillir, regarde, moi, j’ai toujours les convictions de mes vingt-trois ans.

− Eh bien, pas moi. J’en ai de nouvelles. À cause de toi.

Le moteur d’une voiture au loin la ramène à la réalité, à l’âge adulte et à sa valise de culpabilité qu’elle est venue vider au milieu des aiguilles de pin et du chant des cigales.

Elle se lance.

Elle lui parle de la semaine prochaine, de la robe blanche, de l’autre garçon, celui qui l’a ramassée, reconstituée, celui qui l’a aidée à se relever après lui.

Elle attend. Rien. Le silence. Il fait chaud, elle a froid. Alors elle se souvient des fleurs qu’elle tient dans sa main, si serrées que les tiges lui ont écorché les paumes. Elle a choisi le plus beau bouquet du magasin.

C’est pour toi. C’est mon tour.

Pour nos cinq petites années d’amour.

Pour toutes les fleurs que tu m’as offertes.

Elle les dépose sur la pierre grise, juste en dessous de l’inscription gravée dans le marbre : sa date de naissance et l’autre date.

Elle reste longtemps la main sur son prénom, pour être sûre qu’il pardonne sa trahison. Il s’était arrêté chez le fleuriste, comme tous les vendredis depuis cinq ans. Il rentrait du volley. À la dernière intersection, son scooter a croisé un camion. Il aura éternellement vingt-trois ans, le même sourire et les mêmes convictions. Il est mort juste avant le week-end, un bouquet de fleurs déchiqueté à la main, au beau milieu des miettes éparpillées de son scooter qui n’avait plus rien d’une Maserati.

Elle a trente ans. Elle a mis la robe corail de leur dernière rencontre estivale et huit ans à réparer son cœur brisé. Le tissu bâille ici et là. Certains chagrins sont si grands qu’on se ratatine face à leur immensité. Huit ans, et aujourd’hui, ici, elle comprend :

La vie est une question de timing, la mort aussi.

Quand elle repart, son pas est un peu plus léger. Elle sait, enfin, que s’il avait pu répondre, il aurait souri. Il aurait dit : « Merci pour le bouquet, mon amour ; je suis heureux pour toi et ta robe blanche, heureux que tu aies trouvé quelqu’un capable de recoller ton cœur, que tu aies un nouveau garçon préféré au monde. J’espère même qu’un jour, tu le laisseras t’offrir des fleurs. »

Cette nouvelle a été publiée dans ELLE.fr le 3 août 2016

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